Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2015, l’adoption d’une diplomatie agressive par la Chine et, plus encore, depuis la tentative d’invasion et d’asservissement de l’Ukraine par la Russie en 2023, la sécurité et la stabilité des pays européens sont devenues plus précaires qu’elles ne l’ont jamais été depuis le second pic de la Guerre froide au début des années 1980. Avec une différence majeure : l’Europe de l’Ouest était alors protégée d’une potentielle agression soviétique par les États-Unis. Cette protection fait aujourd’hui l’objet de nombreuses incertitudes : la stratégie extérieure de l’administration Trump semblant pencher vers une vision du monde fondée sur les zones d’influence en vigueur au XIXe siècle, où l’Europe ne figure pas nécessairement dans la zone américaine. Les dirigeants de la plupart des pays européens ont tiré la conclusion logique de cette évolution : il faut renforcer notre potentiel de défense et, pour cela, augmenter très fortement les dépenses militaires. On comprend que les pays frontaliers de la Russie soient les plus en pointe dans cette direction, la Pologne, par exemple, allouant déjà 4,7 % de son PIB au budget de la défense. Le virage le plus spectaculaire est celui de l’Allemagne, dont le gouvernement du chancelier Merz s’est fixé pour objectif de porter ses dépenses de défense à 3,5 % du PIB (160 Mds€) d’ici à 2029.

Au sommet de La Haye de l’OTAN, ses membres ont entériné le principe de porter d’ici à 2035 leur effort de défense stricto sensu à 3,5 % du PIB (ceci incluant les pensions), et d’y ajouter 1,5 % du PIB pour les investissements destinés à « protéger leurs infrastructures critiques, de défendre leurs réseaux, d’assurer la préparation du secteur civil et la résilience, de libérer le potentiel d’innovation et de renforcer leur base industrielle de défense », une façon constructive de satisfaire la demande américaine d’un effort à hauteur de 5 % du PIB. Pour faire court, on nommera cette composante « sécurité stratégique » par la suite.

Pour sa part, la France a prévu dans sa loi de programmation militaire 2024-2030 une augmentation d’environ 3 Mds€ par an des dépenses militaires. Les annonces du président Macron le 13 juillet, confirmées par le Premier ministre depuis, indiquent que notre pays se fixe un objectif de 57 Mds€ en 2027, soit, si on y ajoute les pensions militaires et les crédits pour les anciens combattants, environ 2,2 % du PIB. Pour parvenir à 3,5 % du PIB en 2035, soit 117 Mds€1, les crédits de la défense devraient augmenter de 55 Mds€ par rapport à 2025, un effort de très grande ampleur, qui pose inévitablement la question de son financement.

Notons tout d’abord deux dimensions critiques des politiques de défense.

  • En premier lieu, la défense est un bien public au sens économique : la protection qu’elle offre bénéficie à tous les résidents sans restriction et, celle fournie à l’un ne diminue pas celle de l’autre. De plus, son rendement est très élevé lorsque la menace sur la sécurité du pays est avérée. Prenons le cas d’un pays menacé d’être agressé avec une probabilité significative et ne disposant pas de défense crédible. L’invasion et la mise sous tutelle du pays seraient probables et avec elles, une catastrophique perte de bien-être pour toute la population. C’est à cette aune — la perte de bien-être devant être jaugée en termes d’espérance mathématique — qu’il faut juger du retour sur investissement en défense.

  • En second lieu, les nouvelles menaces pèsent sur l’Europe, plus que sur les pays, dont les moyens sont inférieurs, voire bien inférieurs, à ceux de leurs agresseurs potentiels. L’effort de défense doit donc être coordonné au niveau des membres de l’Union européenne et du Royaume-Uni, qu’il s’agisse des équipements militaires, des forces armées, de l’industrie de défense et de la recherche scientifique et technologique en amont de l’innovation en matière de défense.

Cinq pistes peuvent alors être suggérées pour financer le surcroît de dépenses de défense.

1. Mieux vaut emprunter qu’augmenter les impôts ou couper d’autres dépenses

Le retour sur investissement des dépenses de défense, au sens du premier point ci-dessus, étant a priori plus élevé que le taux d’intérêt auquel empruntent les États, il est justifié de financer l’effort par emprunt. De plus, agir à enveloppe budgétaire constante impliquerait soit une augmentation d’impôts, soit une réduction d’autres dépenses, avec un effet négatif sur la création de richesses et donc, in fine, sur les ressources budgétaires. Dans le cas de pays dont le secteur public est très endetté comme l’Italie (135 % du PIB) et, malheureusement, la France (113 %), ce principe doit être qualifié : une dérive persistante du déficit budgétaire dégraderait la crédibilité financière à long terme et augmenterait le coût de l’endettement au point de paralyser l’effort de défense. Un bon principe serait alors de traiter le surcroît de dépenses de défense hors budget, comme les deux derniers gouvernements allemands l’ont fait et, dans le cas de la France, de poursuivre les politiques de réduction structurelle des dépenses publiques hors défense. La décision de l’Union européenne d’exclure les nouvelles dépenses de défense des procédures de déficit excessif va donc dans le bon sens.

2. Mieux vaut emprunter sur les marchés qu’auprès du public. Et pourquoi pas une loterie ?

Comme l’épargne des ménages français est abondante – ils ont dégagé une capacité de financement de 168 Mds€ en 2024 2–, on entend régulièrement des politiques appeler à un « grand emprunt national » pour financer tel projet supposé d’intérêt national. Les précédents ne manquent pas, depuis l’emprunt forcé de 1793 à celui d’Édouard Balladur deux cents ans plus tard. Mais, en dehors de circonstances exceptionnelles – état de guerre ou paralysie des marchés financiers –, c’est une bien mauvaise idée car, pour attirer les épargnants, il faut leur proposer un rendement supérieur à celui offert par les marchés, sans compter les frais de transaction et de publicité. Avec à la clef des impôts futurs plus élevés qu’en empruntant sur les marchés.

Une façon d’attirer l’épargne des ménages à peu de frais et sur la base du volontariat serait d’organiser une loterie, comme l’analysait l’économiste John Morgan en 2000 : une loterie organisée par l’État et visant explicitement à financer la défense du pays – un bien public, répétons-le – aurait un bien meilleur rendement que toutes sortes d’emprunts, puisque les gagnants ne toucheraient qu’une faible partie des sommes collectées. Morgan observe qu’aux États-Unis, les loteries destinées à financer des biens publics (éducation, infrastructures, environnement…) ont plus de succès que les loteries générales. Un récent sondage (Ipsos, 8 mars 2025) indiquait que 68 % des Français étaient favorables à l’augmentation des dépenses militaires. Organiser des tirages exceptionnels du Loto, dont le produit serait consacré à la protection du pays, pourrait donc avoir un certain succès. Rappelons que le Loto est l’héritier de la Loterie nationale, à l’origine destinée à aider les anciens combattants. Mais, bien entendu, rien ne garantit que les sommes collectées seraient à la hauteur des besoins.

3. Créer plus de valeur en travaillant plus : le meilleur levier de financement

Plus un pays est riche, au sens des valeurs créées par l’activité économique, plus il peut consacrer d’argent à la défense, cela tombe sous le sens. Supposons que le budget de la défense représente 2,0 % du PIB, soit environ 60 Mds€ sur la base du PIB français en 20253. Imaginons que le PIB soit 10 % plus élevé. Sans ponctionner davantage l’économie, le budget de la défense passerait à 66 Mds€. Bien que les objectifs entérinés par l’OTAN soient exprimés en pourcentage du PIB, par souci d’équité entre pays, les besoins concrets du ministère des Armées ne sont pas des pourcentages. Ce sont des équipements, des armes, des rémunérations, des investissements dans les nouvelles technologies, etc. Il est bien clair que disposer de 6 Mds€ de plus par an augmenterait la qualité et la crédibilité de la défense du pays.

La ficelle peut sembler grosse et, pourtant, dans le cas de la France, elle mérite d’être examinée. Les statistiques publiées par l’OCDE montrent qu’en 2022 (dernière date disponible), le nombre d’heures travaillées par résident en âge de travailler 4 était, en comparaison avec la France, 14 % plus élevé en Suède, 17 % aux Pays-Bas et 23 % en Suisse, pays qui n’ont pas la réputation d’être des bagnes du travail pour autant.  Il y a donc de la marge de manœuvre dans notre pays pour produire plus, donc gagner plus et, incidemment, augmenter les ressources allouées à la protection de ses citoyens. Certaines des propositions du projet de budget 2026, comme réduire le nombre de jours fériés ou de congés moyennant compensation financière, vont bien dans ce sens.

4. Emprunter au nom de l’UE, c’est bien, mais c’est toujours emprunter

La nécessité de coordonner l’effort de défense au niveau européen, en y incluant le Royaume-Uni, est un impératif militaire – maximiser l’efficacité du système de défense par euro dépensé. Elle a également un aspect de coordination financière. Le plan « Re-Arm Europe », présenté le 19 mars dernier par la présidente de la Commission européenne, va dans ce sens. Si le chiffre phare de 800 Mds€ (4,5 % du PIB 2024 de l’UE) relève en grande partie de l’habillage, l’emprunt de 150 Mds€ « Agir pour la sécurité de l’Europe » (SAFE) qui sera émis au nom de l'UE offre un levier d'action intéressant il devrait permettre aux pays européens, y compris l’Ukraine, d’emprunter à long terme et à taux bonifié pour augmenter leur production de matériel militaire, en privilégiant la coopération entre pays. Il reste que l’encours de fonds disponibles est faible (0,8 % du PIB). Pour un État ayant un bon accès aux marchés – c’est toujours le cas de la France –, l’instrument SAFE ne présente pas d’avantage financier. Par ailleurs, les emprunts émis devront in fine être remboursés par les États membres. Pas de miracle à attendre de l’UE, donc, tout au plus une augmentation de l’enveloppe de prêts.

5. Pour attirer l’épargne, labelliser les entreprises de défense et de sécurité stratégique

La capacité de défense du pays repose sur deux piliers. D’un côté, l’action publique, c’est-à-dire le budget des armées, mais aussi la recherche et le développement liés à la défense, bien illustrés dans le cas français par la Direction des applications militaires (DAM) du CEA. De l’autre, l’industrie de la défense, qui produit et commercialise les équipements de défense. La frontière entre les deux est floue, car l’industrie dépend largement des commandes publiques et de nombreux projets sont le résultat de partenariats publics-privés. Cela dit, l’industrie de la défense relève essentiellement de l’économie marchande et se finance largement auprès des marchés de capitaux, donc, au bout du compte, de l’épargne publique. Une analyse strictement financière pointerait, à l’écart de rendement escompté des investissements dans les entreprises de défense, en comparaison avec les autres, comme principal indicateur de l’attractivité financière, des entreprises de défense. C’est bien pourquoi le retour en faveur de la dépense militaire, qui leur bénéficiera via les commandes publiques, a provoqué une envolée du prix des actions des grandes entreprises de défense, allant de 40 % (Safran) à 270 % (Rheinmetall) depuis la fin de 2024. Peut-on faire mieux et, surtout, faire en sorte que l’ensemble des entreprises contribuant à l’effort de défense stricto sensu, mais aussi à la sécurité stratégique au sens de l’OTAN, en bénéficie ?

Puisque le public européen est favorable à augmenter les dépenses de défense et de protection stratégique, un bon moyen serait de mieux l’informer en labellisant les sociétés du périmètre concerné, « Entreprise de défense et de sécurité stratégique » par exemple, qu’elles soient cotées ou non.

Le label devrait être validé par l’Union européenne et le Royaume-Uni, ne serait-ce que parce que les grandes entreprises du secteur sont déjà des multinationales ou des joint-ventures impliquant la France, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne... Les entreprises opérant dans le domaine de la sécurité stratégique, une activité centrée sur les systèmes d’information, la cryptographie et l’intelligence artificielle — mais pas exclusivement — sont souvent des entreprises de taille moyenne, voire des start-ups. Si elles bénéficiaient d’un label européen, il serait plus facile aux gestionnaires d’actifs et aux gérants de fonds de private equity de les inclure dans leur offre de produits financiers aux investisseurs institutionnels comme au grand public.

En somme, labelliser les entreprises de défense et de sécurité stratégique permettrait aux épargnants européens de joindre l’acte à l’intention, tout en bénéficiant d’un intéressant retour sur investissement, avec une large gamme d’investissements tout au long de la courbe rendement/risque. Et si l’Union européenne était lente à se mettre en mouvement, rien n’interdirait à la France de prendre l’initiative.

Éric Chaney
Éric Chaney est un économiste français, conseiller de l’Institut Montaigne et vice-président du conseil d’administration de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES). Ancien chef économiste du groupe AXA (2008-2016) et membre du comité exécutif d’AXA Investment Managers, il a auparavant dirigé la recherche chez Morgan Stanley Europe (1997-2001). Spécialiste reconnu de la macroéconomie et des politiques publiques, il partage ses analyses sur les grandes transformations de l’économie contemporaine.

1 : Projection exprimée en euros de 2025, c’est-à-dire hors inflation et en supposant une croissance en volume du PIB de 1,2 % jusqu’en 2030, puis de 1 % les années suivantes.

2 : Source : Insee – Comptes nationaux annuels 2024 – Compte des ménages.

3 : Le PIB français 2025 est estimé à 3 000 Mds€, sur la base des comptes nationaux trimestriels disponibles.

4 : Le nombre d’heures travaillées par personne ayant un emploi est plus élevé en France (1 494 h en 2023) que, par exemple, aux Pays-Bas (1 450 h). Mais le nombre total d’heures travaillées dans le pays, rapporté à sa population en âge de travailler, est bien plus faible en France, conséquence d’un faible taux d’emploi des jeunes (15-24 ans) comme des seniors (60-64 ans).

Cet article a été rédigé avec les informations connues au 17/07/2025. L’ensemble des informations communiquées est susceptible d’évoluer à chaque instant.

Qu’avez-vous pensé de cet article ?

Note moyenne : 5 / 5. Nombre de votes : 2

Aucun vote, soyez le premier !

Nous sommes désolé que vous n'ayez pas trouvé cet article utile

Let us improve this post!

Dite nous comment nous pourrions l’améliorer

Prolongez votre lecture
LE FIl
Date de publication
24.09.2025
Durée de lecture
1 min.

Boostez votre façon de travailler avec l’IA

Découvrez comment l‘intelligence artificielle peut devenir une alliée au quotidien pour votre travail : gagnez du temps, allégez votre charge mentale et simplifiez...
Lire la suite
LE FIl
Date de publication
26.06.2025
Durée de lecture
1 min.

La dernière newsletter Le FIL AGIPI est sortie !

AGIPI vous accompagne cet été avec sa dernière newsletter, le FIL. Découvrez sans plus attendre les sujets de ce nouveau...
Lire la suite
LE FIl
Date de publication
23.06.2025
Durée de lecture
2 min.

Comprendre le jargon des complémentaires santé

Face à un contrat de complémentaire santé, vous êtes-vous déjà senti perdu dans le dédale des formulations techniques ? Base...
Lire la suite
Voir toutes les actualités